La jeune fille, le cinéma, le revolver, la nuit

1er janvier 1987 – 12 novembre 2016

Mélanie:
Il est minuit trente et le bar est encore plein de clients. La musique s’empare de tout. Tout est fluide et lent dans les bras d’Angela Parkins. Le temps me manque pour comprendre. Il n’y a plus de temps. Le temps est entré en nous avec minutie comme un scalpel, le temps nous oblige à la réalité. Le temps s’est glissé entre nos jambes. Chaque muscle, chaque nerf, chaque cellule tient lieu de musique dans nos corps, absolument. Puis le corps d’Angela Parkins remue lentement. Tout son corps est attiré vers le bas. Son corps est lourd entre mes bras. Mes bras sont lourds du corps d’Angela Parkins. Il n’y a plus de musique. La sueur d’Angela Parkins contre ma tempe. La sueur sur ma main. Angela, le silence est cru. Angela ! Un tout petit dessin sur la tempe, un tout petit trou, ocelle. Angela, nous dansons,
yes ? Angela Parkins n’a plus de hanches, plus d’épaules et de nuque. Elle se dissipe. Les yeux d’Angela, vite les yeux ! Il n’y a plus d’équilibre entre nous. Tout mon corps est devant le désastre. Plus un son. L’agitation tout autour comme dans un film muet. Au fond de la salle, il y a le regard impassible de l’homme long. Le désert est grand. Angela Parkins est allongée, là, exposée à tous les regards. Angela se dissipe dans le noir et le blanc de la réalité. Que s’est-il passé ?

[…]

Of course Mélanie is night teen.

Simon, 13 avril 2016

Tu le sais, l’adolescente qu’est Mélanie m’a longtemps accompagné. Cela dit, je me rends compte que, plus largement, la figure de la jeune fille me fascine depuis un bon moment et que cet intérêt déborde le cadre du Désert mauve. Il n’y a là rien de bien original. Beaucoup d’hommes avant moi se sont intéressés à elle. Qu’on pense à La petite Lili ou encore à sa Petite voleuse. Et puis il y a la Manon des sources de cet autre Claude, Berri celui-là. Dans ces films, les jeux de regards sont sans équivoque et font converger de multiples points de vue (surtout masculins) vers la jeune fille. Des regards chargés de désir, mais aussi, pour certains personnages plus âgés, de nostalgie ou de résignation. Bien sûr, les Miller et Berri sont d’une autre génération, d’un temps où une fille devenait femme en passant par les bras d’un homme. Il me semble cependant que cette figure transcende le désir masculin, le déborde et qu’en le débordant, elle se change en objet de fascination dans une quête qui, pour ces cinéastes, devient artistique. Cela étant posé, il me semble aussi que, dans ces films, la jeune fille est davantage un levier dramatique qu’un véritable personnage. À travers elle, les différents personnages masculins se révèlent ou encore, contre elle, se brisent. Ce sont eux, les véritables sujets, à moins que ce ne soit l’effet de la jeune fille sur eux.

Chez toi aussi, le désir a fait son nid et il demeure l’un des moteurs fondamentaux, non seulement du Désert mauve, mais aussi d’une bonne part de ton œuvre. C’est ce vecteur qui t’a menée à Mélanie, mais, contrairement aux Miller et Berri, ta relation à elle est double : désir et identification se confondent et Mélanie gagne en profondeur. Les enjeux sont décalés, il se produit un décalage et les différentes incarnations du désir – que l’on retrouve également dans La petite Lili – changent (shift) complètement. C’est peut-être une question d’angle, mais plus certainement de posture. Entre tes lignes, la figure de la jeune fille prend une épaisseur nouvelle. Elle est son propre sujet et les enjeux du texte sont ses enjeux. Il s’agit de son désir et de son point de vue sur sa réalité.

Nicole, 26 avril 2016

La jeune fille. Il n’y a qu’une seule jeune fille dans Le désert mauve. Ce n’est pas Mélanie, mais sa cousine Grazie, avec laquelle Mélanie aimerait bien coucher. Ici, on peut évidemment se perdre en conjectures ou tenir un long discours sur le masculin-féminin en chacun de nous ou tel que promu par la société sous forme de rôles et de comportements, passifs/actifs. Toute « jeune fille » est ainsi nommée uniquement à cause du regard masculin, objet de désir et de mille autres circuits imaginaires qui font tantôt rajeunir, tantôt réfléchir sur la vie. Cela, tu le saisis bien. Pourquoi dire « une jeune fille » alors qu’il y a les mots « adolescente » ou « fille », dans tout ce que cela peut avoir d’ambigu mais aussi de dynamique comme une bande de filles ? Mélanie est Mélanie, au mieux une adolescente qui, comme tu le dis bien, « est son propre sujet et les enjeux du texte sont ses enjeux ». Elle pourrait aussi être une teenager au sens où James Dean en fut un.

Pour être une jeune fille – en fleurs ou pas –, il faut déjà être rangée du côté hétérosexuel de l’appellation. Je pense ici à Lolita de Nabokov, et encore (voir Va et nous venge de France Théoret, il faut que je fasse ma recherche)…

Simon, 10 avril 2018

Si j’ai tant insisté sur la Bombe, c’est que dans le portrait en plan américain de Mélanie qui est accroché dans mon imaginaire, l’adolescente avait jusqu’à tout récemment occulté le paysage se trouvant derrière elle.

Ou peut-être était-il hors foyer.

Et voilà que j’apprends que cette explosion de lumière que j’avais prise pour une aube est en fait un flash atomique.

Cet arrière-plan que je ne percevais qu’à demi, c’est Jean-François Chassay, dans sa préface de la réédition du Désert mauve, qui me l’a révélé. Il y parle d’un imaginaire de la fin et fait remarquer que le roman dissémine les indices reliant la petite histoire de Mélanie à une trame de fond historique liée au développement de l’armement nucléaire dans le désert américain. Thème cousu en filigrane que je n’avais pas directement perçu lors de mes premières lectures du roman. J’en avais tout de même ressenti les vibrations sous forme d’angoisse irradiant de l’homme long et contaminant jusqu’à la quête existentielle de Mélanie. Tout de même, ces références à l’Histoire, lorsque repérées, ne laissent planer aucun doute : l’homme long est un double poétique d’Oppenheimer et Angela Parkins est projetée de son cheval par l’explosion d’un essai nucléaire.

Tu réponds à ma question en m’exposant le développement et les modes de dissémination du patriarcat à travers le temps et les strates de la société. Or, j’ai l’impression que cet « imaginaire de la fin » qui imprègne la trame du récit agit doublement et plutôt en sous-couche.

D’une part, comme je le disais, il place en périphérie de la cosmogonie de Mélanie tout un réseau de symboles, de forces et d’imaginaire masculin, enserrant ainsi ce petit univers de fiction construit autour d’un motel perdu dans le désert. De plus, l’homme long est imbriqué dans cet univers, il agit depuis l’intérieur. Cela crée une torsion du récit forçant la mise en perspective du point de vue féminin des personnages. C’est cette torsion, me semble-t-il, qui évite au Mauve Motel et à ses habitants de devenir une sorte de Disneyland féministe. Bien que porté par un certain espoir, Le désert mauve demeure, comme en témoigne sa finale, empreint d’une sombre lucidité.

D’autre part, cet imaginaire dresse la table pour aborder le thème de la mort. Un écrivain de l’adolescence, m’expliquais-tu, travaille au corps les thèmes de la transgression, de la sexualité, de l’intensité. Ici, Éros, comme souvent, avance main dans la main avec Thanatos. En découvrant le désir, Mélanie s’abouche déjà un peu avec la mort. Une mort violente, celle d’Angela, qu’elle ne verra pas venir et qui proviendra de ce pourtour d’où l’homme long observe la scène, impassible.

Ça évolue en cercle. Des cercles concentriques. C’est peut-être la spirale que tu évoques dans Le sens apparent.

Cette façon de situer les « gars » à l’extérieur donne vraiment à l’homme long une place centrale et à part dans cet univers de femmes. Il y a là, sûrement, une autre différence qualitative gars/homme qui vient donner du poids, un poids poétique encore une fois, à ton « démiurge de la destruction ».

T’avais-je raconté ? À ma première lecture, j’avais, un peu inconsciemment, associé l’explosion à l’attentat d’Oklahoma City en 1995. Ce sont ces images-là qui me sont venues. La menace nucléaire, jusqu’à tout récemment du moins, n’a pas pris une place suffisamment importante dans ma vie pour que celle-ci fasse spontanément surface lorsqu’elle est poétiquement évoquée. Cette bévue a-t-elle altéré ma lecture du Désert mauve ? Je ne crois pas. Les indices et les clefs éparpillés dans le texte ne sont que les signes de sa richesse. Il y a donc un niveau de lecture – qui n’est ni inférieur ni supérieur – où une phrase comme « Le calcul exact des langages aboutis dans l’espace comme une explosion. » est davantage poème qu’indice. Et je suis heureux qu’au fil des lectures, le texte continue de se dévoiler à moi d’une manière qui est, en partie, personnelle et, en partie, collective.

N’est-ce pas cela la littérature ?

Simon, 13 avril 2016

Me voici donc en train de porter un regard sur la figure de la jeune fille depuis le côté hétérosexuel – straight – de l’appellation, et d’y ajouter quelques lignes. Pourquoi ? Pourquoi fascine-t-elle ? Peut-être parce que le temps de la jeune fille – ou de l’adolescente – en est un où les possibles débordent largement les déterminismes et que cette euphorie d’un horizon illimité – ininterrompu – est soutenue par une réserve quasi égale d’énergie, celle, bien entendu, de la jeunesse. Mais il y a plus. L’image de la jeune fille est depuis longtemps porteuse d’une fragilité paradoxale. La jeune fille possède une force qu’elle doit développer à cause, justement, de sa vulnérabilité. Le jeune homme est plus déstabilisé, moins assuré. Plus maladroit, aussi. La jeune fille se sait guettée, elle connaît ce poids immémorial (et injuste) du désir violent et de la fertilité.

 

Dans l’univers de Mélanie – qui est une fiction – le désir est orienté vers la matière brute, organique, sensible et vivante

ou alors vers des objets d’une telle simplicité qu’ils ne cessent jamais de fonctionner.

Le revolver.

Le revolver est toujours chargé.

 

Nicole, 30-31 mars 2016

Le revolver : du latin revolvere = révolution
Sans doute le revolver résume-t-il à lui seul le danger permanent. Celui que l’on porte en soi et celui qui nous entoure. Dans la boîte à gants de l’auto de Mélanie, il sert de protection. Entre les mains de l’homme long, il est une menace permanente. L’usage et le port d’armes aux États-Unis sont pour moi scandaleux. Moralement, mais aussi parce que cela heurte ma logique. Une arme, c’est dangereux pour toutes sortes de raisons. Une arme, c’est de la violence et de la mort en puissance. Comment des générations de poètes ont-elles pu s’approprier la phrase de Breton : « L’acte surréaliste le plus simple consiste, revolvers aux poings, à descendre dans la rue et à tirer au hasard, tant qu’on peut, dans la foule. » ? C’est sans doute qu’alors, la littérature et la vraie vie ne formaient pas le couple si étroitement lié d’aujourd’hui.

La boucle est bouclée : de la carrosserie scintillante de la Meteor au barillet miroitant du revolver. Deux symboles qui font partie de la virilité spectaculaire (sous forme de prothèse de séduction et d’intimidation) à situer autant dans le champ liberté-évasion-exploration que dans le champ de la destruction.

Simon, 7 mars 2016

Ne le prends pas mal, mais j’en suis venu à penser que c’est le mot « Meteor » qui t’a plu, que, parmi les voitures de ton entourage, c’est celle-là que tu as choisie parce que tu aimes son nom. Si je dis cela, c’est que, au premier coup d’œil, cette voiture ne correspond pas aux descriptions de vitesse et de performance que tu fais du bolide que conduit Mélanie. L’auto – tout comme la science, d’ailleurs – t’intéresse davantage comme concept ou symbole que comme sujet. D’ailleurs, dans Le désert mauve, quand les mains de Lorna se fraient « un chemin parmi les pistons, les cylindres et les câbles huileux », on comprend que tu ne connais rien à la mécanique (il n’est pas possible de se frayer un chemin entre les pistons et les cylindres, pas sans démonter la tête du moteur en tout cas). Cela a peu d’importance, tu as tout de même contribué, avec d’autres écrivains, à élever la Mercury Meteor au rang de voiture littéraire. Au Québec, du moins. La première mention de cette voiture nous vient probablement de Jacques Geoffroy qui, dans son unique livre La catoche orange, publié aux éditions Parti pris en 1970, en parle de façon fort éloquente.

Pierre-Paul Geoffroy, le frère de Jacques, felquiste et connu comme tel bien avant la crise d’Octobre, avait été arrêté en mars 1969 pour avoir fait sauter avec succès une bombe à la Bourse de Montréal le 13 février de la même année. Il fut condamné à 124 fois la prison à vie. Il n’en purgea que douze années. Son frère Jacques n’avait en rien participé à ces complots contre le Commonwealth – Jacques était un militant du verbe –, mais son ami Pierre Harel n’en prit pas moins ses jambes à son cou dès les premières nouvelles d’arrestations arbitraires. Il eut raison de le faire, car la police débarqua chez lui et tabassa un poète qu’il logeait en son absence. Un bête cas de méprise sur la personne : c’était bien Harel que l’on visait parce qu’il était l’ami de Jacques, lui-même frangin d’un felquiste. Si Harel passa entre les mailles du filet, Jacques n’eut pas la même chance et, le 5 novembre 1970, il fut accusé d’être « membre de l’association illégale ». Comme bon nombre de poètes de l’époque, il sera emprisonné dans l’attente d’un procès qui ne viendra pas. La Loi sur les mesures de guerre restera en vigueur soixante-seize jours. De quoi faire rêver Jacques de liberté. Un thème qui est abordé dans son unique livre, bien que les 27 poèmes qu’il contient fussent rédigés quelques semaines avant la crise. Si plusieurs d’entre eux critiquent la société contemporaine du poète – comme ce poème intitulé « Une famille unie est une famille qui boit du Papsie » –, celui qui m’a charmé rêve plutôt de clef des champs et d’amour. « Ma raison de vivre : Rita mon petit lapin en nanane » débute comme suit :

j’ai pour toi une meteor 1963

vaste comme mes rêves

fougueuse comme ma passion

superbe comme l’orgueil des grands de ce monde

shinée comme le soleil de midi à l’heure du lunch

brûlante comme trois douzaines de p’tits pains weston

pour toi ma chérie ma seule raison de vivre

wa-ta-ta-tow

 

Je me demande si tu as connu les personnages de cette histoire. Enfin, pour moi, ce sont des personnages. Pour toi, il s’agit probablement de souvenirs… Quoi qu’il en soit, lorsque Claire Côté, professeure de lettres au cégep Lévis-Lauzon, me mit ce poème entre les mains – j’étais collégien, j’avais peut-être dix-huit ans –, je ne connaissais pas encore le nom de Nicole Brossard et je n’avais aucune idée de ce à quoi pouvait bien ressembler une Mercury Meteor. Mais déjà, ce seul nom suggérait la possibilité de filer à toute vitesse en laissant derrière soi une traînée de poussières luminescentes.

Plus tard, la Meteor a ressurgi dans ma vie avec, à son bord, Mélanie, la tienne, celle du Désert mauve. Mélanie est jeune, au bord de l’âge adulte. Elle appuie fort sur l’accélérateur, « folle de la maudite énergie de [ses] quinze ans », elle appuie « sur [ses] pensées pour qu’elles penchent la réalité du côté de la lumière ». Longtemps, elle est restée avec moi, et le regard interrogateur qu’elle pose sur la réalité continue de m’habiter. Autour de Mélanie, des objets aux contours bien arrêtés, à la fonction décidée, des objets concrets et matériels servent de vecteur à ces questionnements qui sont à la fois ceux de l’adolescente et du poète : le revolver, le téléviseur, la piste de danse et, bien sûr, l’auto. Une Mercury Meteor que j’allais retrouver chez un autre écrivain, le romancier Deni Y. Béchard, rencontré au Salon du livre de Montréal il y a quelque temps. J’étais en train de lire son premier roman Remède pour la faim paru aux éditions Alto. Il y raconte sa relation avec son père et sa fascination pour son passé trouble de voleur de banques. Sur la page couverture, on voit ce dernier arborant la jeune vingtaine, appuyé contre le capot d’une magnifique décapotable avec, en arrière-plan, des montagnes qui pourraient être celles de la Colombie-Britannique. Je demande à l’auteur quelle est la voiture, il me répond une Mercury Meteor. J’objecte :

  • Non, ça ne peut pas être une Meteor, il se trouve que j’en ai une et que ça ne ressemble pas à ça.
  • Pourtant, répond-il, depuis la parution du livre, plusieurs personnes m’ont affirmé que c’était bien une Meteor. J’ai même eu droit à des témoignages : le père de l’un en avait une, le frère de l’autre également. Tout le monde dit que c’est une Meteor.

J’abdique, mais je ne suis pas convaincu. Des recherches ultérieures me confirmeront qu’il s’agit d’une Meteor 1961. La mienne est plus récente de deux années. Or, en 1962, la voiture fut redessinée. Je suis peiné de constater que le modèle de 61 a plus de gueule. Surtout avec un braqueur de banques qui pose devant.

Moi-même, j’ai écrit des poèmes sur la Meteor. Cela, trois ans avant que je ne m’en procure une. Tout naturellement, c’est Mélanie qui m’a mené à la voiture. En fait, ce personnage est le véritable sujet d’un livre qui porte son nom et qui a vu le jour en 2013 aux éditions de l’Hexagone. Ce livre, je l’ai écrit au Mexique, où j’ai dégoté sept exemplaires de El desierto malva, la traduction mexicaine du Désert mauve. J’avais constitué un groupe de femmes à qui j’avais demandé de lire le roman et de se plier à quelques exercices d’écriture. Parmi les sept, deux ont accepté le jeu, mais toutes ont gardé le roman que je leur avais prêté. Je t’avais promis de t’en ramener au moins un exemplaire, j’ai échoué. L’entreprise ne fut pas vaine, cependant : Lyliana Chavez et Mariela Oliva consentirent à se projeter dans l’univers du Désert mauve. Leurs textes, librement traduits pas mes soins, se trouvent dans Mélanie, mon livre de poésie que d’aucuns ont qualifié de bâtard de roman et d’autres d’ovni – ce qui, dans les deux cas, me fait plaisir. J’apportais ainsi ma modeste pierre au socle littéraire de la Mercury Meteor. Après Jacques Geoffroy, toi et Deni Y. Béchard, j’y ajoutais quelques lignes.

Mais qui se souvient de la Meteor ? Elle n’est pas entrée au panthéon de l’automobile au côté des Pontiac Parisienne, Chevrolet Impala, Dodge Charger, Ford Thunderbird (que conduit Susan Sarandon en compagnie de Geena Davis dans Thelma & Louise de Ridley Scott). Et je suis convaincu qu’elle n’a pas eu le même impact sur l’imaginaire des écrivains américains. Et pour cause, la Meteor a à peine existé aux États-Unis. Alors que là-bas, on l’a manufacturé seulement de 1961 à 1963, Ford la commercialisait déjà au Canada dès 1949. En 1960, le nom de Meteor passe à Mercury et y demeure jusqu’en 1976.

Mercury est la filiale d’entrée de gamme de Ford Motors. J’ouvre ici une parenthèse : n’est-il pas intéressant de constater qu’alors que la marque mère porte le nom d’un homme, sa filiale à meilleur marché porte celui d’un dieu arraché à la mythologie de la Rome antique ? Orgueil et préjugés ? Fin de la parenthèse.

S’il y a deux choses que j’ai apprises en prenant place derrière le volant d’une Mercury Meteor 1963 bleu marine assemblée à Oakville, dans l’Ontario, c’est que :

1) dans les années soixante puis soixante-dix, ce modèle était très répandu au Canada. De fait, il avait été créé spécifiquement pour ce marché. On la présentait comme une voiture typiquement canadienne. Pour appuyer cette affirmation, on donnait aux différents modèles de Meteor des noms qui faisaient écho dans l’imaginaire collectif : Rideau, Niagara, Montcalm.

2) ça se conduit comme un vieux pick-up. Sous le capot, j’ai bien un V8, mais le plus petit que Ford ait fabriqué, c’est-à-dire un 260 pouces cubes. La transmission est manuelle et comporte trois rapports de vitesse. La première sert à sortir la lourde masse de fer de l’inertie, la seconde donne l’élan nécessaire pour passer à la troisième et cette dernière est celle où l’on s’installe confortablement pour rouler pépère de 50 à 100 km/h. Or, si Mélanie roule à tombeau ouvert dans le désert à bord d’une Meteor, cela peut vouloir dire qu’elle roule à 110 km/h à bord de mon modèle (au-dessus de 100, j’ai effectivement l’impression de mettre ma vie en danger, d’autant plus qu’il n’y a pas de ceintures de sécurité dans ma voiture) ou alors c’est qu’elle conduit un autre modèle. Il y eut, il est vrai, des Meteor « sport » à la cylindrée plus musclée. C’est le cas de la Montcalm S33 par exemple. Ces modèles sont cependant plutôt rares. En effet, pourquoi se procurer le haut de gamme de Mercury quand la Ford Galaxy 500 est offerte littéralement chez le même concessionnaire ? Même mon petit V8 est plutôt rare : c’est le modèle six cylindres qui se vendit le plus. J’appuie ces dires sur mes différentes rencontres : à la station-service, au feu rouge, au parking, partout on me demande « C’est une quelle année ? », puis on enchaîne très souvent sur des témoignages – « Mon beau-frère en avait une, mais bordeaux. » –, puis on me demande « C’est-tu un six en ligne? Mon frère avait un six en ligne… », etc. Presque tous les pères, les oncles, les grands-parents propriétaires de Meteor dont on me parle avaient sous le capot le six en ligne de 170 pouces cubes, le moteur offert avec le modèle de base.

De toute façon, la Meteor Montcalm S33 n’existait tout simplement pas aux États-Unis. En lieu et place de celle-ci, la Monterrey pouvait cacher sous sa robe de fer une volumineuse cylindrée.

Enfin, si je te communique tout ça – toutes ces informations anecdotiques ou techniques –, c’est qu’en fait, j’ai envie de m’approcher de Mélanie ou, mieux encore, que Mélanie se rapproche de moi. C’est-à-dire que cette traduction que nous voulons opérer du langage littéraire vers le langage cinéma puis vers le langage scénique soit aussi une transposition dans le temps. Mélanie vient d’un monde baignant dans la queue de comète de la guerre froide, où le spectre de la menace nucléaire plane toujours. Dans son monde – qui appartient à un passé fictionnalisé –, la Meteor est une vieille bagnole et non une voiture de collection. Personne n’arrête Mélanie pour l’interroger sur l’année du modèle ou sur la taille du moteur. Personne ne remarque son auto. Elle roule, anonyme et rapide, fendant le désert comme coulée dans un bloc de lumière.

Mélanie conduit une vieille bagnole invisible. L’équivalent de nos jours pourrait être une Mercury Topaz. Ma mère avait une Ford Tempo 1989. Blanche avec l’intérieur bourgogne. Pour moi, il s’agit certainement de la voiture la plus anonyme du dernier quart de siècle. Son design est entièrement dénué de personnalité. Disant cela, je ne jette nul discrédit sur la personne qui l’a dessiné puisque c’est le vent qui a décidé des contours de la Ford Tempo. En 450 heures de tests aérodynamiques, le tracé de ses lignes fut modifié plus de 900 fois. Si, sur le plan de l’ingénierie, il s’agit d’une voiture révolutionnaire, sur le plan esthétique – et en disant cela, j’ai pleinement conscience de ma subjectivité –, c’est certainement l’une des voitures les plus laides de l’histoire de l’industrie automobile. Pour garder le lien avec la Meteor, je propose donc la jumelle de la Tempo, c’est-à-dire la Mercury Topaz. En effet, à partir du début des années quatre-vingt, plus aucun effort n’est fait pour distinguer les modèles de Ford de ceux de Mercury. Ainsi, la Thunderbird est identique à la Cougar, la Taurus est pareille à la Sable, Tempo et Topaz sont parfaitement interchangeables. Seules distinctions : le sigle posé au centre de la grille, ainsi que la grille elle-même.

Voilà le problème de l’anonymat de la voiture réglé, mais, comme le mythe de l’automobile américaine a fondu en même temps que la taille des voitures, la Topaz est tout sauf virile. Il nous faudra trouver une nouvelle analogie au machisme. D’ailleurs, je te tire mon chapeau : dans Le désert mauve, tu as si bien distillé la menace sous-jacente et constante sans jamais la nommer explicitement qu’elle se retrouve lovée dans tous les objets, dans la relation entre les objets, dans celle entre les personnes et les objets. La confusion est parfaite entre la possibilité de la fin du monde, le patriarcat et le quotidien. Cela forme un continuum auquel tu opposes un florilège de femmes fortes venant, du moins dans la fiction, rétablir l’équilibre du monde.

Il ne reste plus beaucoup de Mercury Topaz aujourd’hui. Si on prend en considération le fait qu’elle n’est plus produite depuis plus de vingt ans, on peut tout à fait se dire que c’est normal. J’ai dit que je voulais rapprocher Mélanie de moi, mais je ne crois pas qu’il soit possible, ou même souhaitable, de l’amener jusqu’à nous. Je veux dire ici et maintenant. Il est bon de garder une distance salutaire par rapport à notre fiction, de ménager cet espace depuis lequel nous pouvons installer notre point de vue. Je peux me retourner et jeter un regard sur la fin des années quatre-vingt tout en gardant un lien avec mon affect, mais je ne peux revenir aussi loin que les années soixante. Remonter à cette époque me positionnerait dans une autre relation avec le passé – un passé historique –, une relation que je devrais documenter, dans laquelle je devrais me projeter comme dans une fiction. D’autre part, Mélanie appartient résolument au vingtième siècle et il est certaines choses qui s’estompent graduellement dans ce nouveau millénaire. Les motels familiaux en font assurément partie.

Enfin, si je mettais en doute la possibilité de courser contre la mort en Mercury Meteor, je tiens à souligner qu’avec une Ford Tempo équipée d’une transmission automatique à trois rapports, j’ai atteint la vitesse respectable de 180 km/h sur le 4e Rang entre Honfleur et Saint-Lazare de Bellechasse. C’était en 1992 et je ne suis pas mort.

Nicole, 30-31 mars 2016

On associe avec justesse l’auto au mouvement, à la liberté, à la vitesse, au danger, à l’excès, à la mort.

L’auto est indéniablement symbole de l’Amérique du Nord, elle traverse l’immensité, va souvent vers l’ouest ou le sud, le soleil est son bain d’espace, on imagine rarement un vieillard à son volant. L’auto est partout dans nos images cinématographiques et nos vies quotidiennes. En Europe, ce serait le train.

Pourquoi avoir choisi l’auto, symbole par excellence de la masculinité, pour ne pas dire de la virilité ?

Parce que l’auto, c’est aussi le rêve, la mélancolie (Rebel without a cause), le voyage, la possibilité de l’ailleurs (Thelma & Louise). À l’époque, je crois même avoir rêvé qu’un pont reliait l’Amérique et l’Europe et qu’ainsi je pouvais facilement aller rendre visite à une femme désirée. L’auto permet de flâner dans ses pensées. Je pense ici au recueil de France Mongeau.

Certes, l’auto est un objet mythique entretenu pour des raisons économiques et commerciales, mais c’est aussi un repère des valeurs de l’époque. Certaines années, elles sont belles, fines, élégantes ; d’autres années, elles sont bully comme un tank, intimidantes comme un dictateur. Il y a cinq ans, je me suis mise à regarder les autos pour leur forme et j’avoue que certaines d’entre elles me procurent un plaisir esthétique.

Oui, il est vrai que j’ai choisi la Meteor pour son nom porteur de vitesse et de voyage. Elle produit des envols. Un écrivain d’origine américaine devenu canadien, George Bowering, m’avait écrit pour me dire que la Meteor dont je parlais n’avait pas « vraiment » été américaine et qu’elle avait surtout été vendue au Canada. Ce fait historique et réaliste ne m’avait pas touchée. Certes, l’information pouvait nourrir l’anecdote d’une erreur, mais elle n’érodait en rien la symbolique de la Meteor : liberté, vitesse, exaltation, danger. Le même principe opère pour les pistons, cylindres et les câbles huileux, qui sont là pour dire le travail des mains à l’intérieur de l’objet, et qui sont symboliques du ventre et des pensées.

J’aime que tu me parles de l’histoire de tes liens avec la Meteor et de la tienne, la magnifique bleue. D’ailleurs, notre rencontre à Québec, le 5 juin 2013, et le petit tour de Meteor bleue que nous avons fait derrière le Musée national des beaux-arts sont restés fortement gravés dans ce que j’appelle ma « mémoire à fiction » – mémoire qui, je présume, me servira tout au long de notre parcours hybride sur Le désert mauve et sur laquelle je reviendrai plus longuement.

Ta description de l’auto me fait penser au sens porteur que prennent les objets dans notre vie selon nos goûts, nos désirs ou l’air du temps. Je regarde chacun des objets que j’ai choisis pour le chapitre « Lieux et objets » et je suis fascinée par l’idée de liberté, de coolness et de possibles transgressions qui règne dans les mots « piscine », « motel », « auto », « bar », « tatouage », « revolver ». À eux seuls, ils incorporent le corps, la sexualité, la vitesse, l’échange ou la solitude, l’empreinte-trace, la mort et la violence.

Je pourrais aussi parler de mon rapport à l’auto. L’auto est une réalité qui me vient, j’en suis certaine, du cinéma.

Je me rends compte aussi que Le désert mauve ne parle que d’une chose : de liberté, d’un immense envol de liberté, de beauté bravant l’ennui, la médiocrité, la corruption. Mais je dois dire aussi que tout repose sur une ambiguïté : le motel se définit comme étant toujours cheap. En général, il est lié à des activités sexuelles illicites, vulgaires. Le mot « motel » ne me fait nullement penser à des familles en voyage ou à de vieux couples à la retraite. Cela dit, il me fait toujours penser à la solitude. Un peu comme les laundrettes qui, à cause de leur éclairage néon-nocturne, sont pour moi le comble de la solitude et du délaissement.

Les objets posent la question de l’investissement que nous mettons dans un mot, du relief qu’il prend dans notre regard sur l’état du monde. En quoi un mot allume-t-il soudain l’imagination, la mémoire, le désir ? Et pourquoi le fait-il à ce moment précis de l’histoire collective et individuelle ? Pourquoi certains mots ont-ils du relief dans notre conscience et nous offrent-ils simultanément du plaisir et de la peur, tout en éveillant une quête de sens ? Ici, les objets sont décrits comme étant plus ou moins autonomes.