La beauté, la nuit, écran, corps, tatouages

1er janvier 1987 – 7 juin 2016

Mélanie:
Un jour peut-être, je raconterai ma vie. Un jour quand je n’aurai plus quinze ans et le cœur à l’esprit qui s’émerveille. C’est tout dire quand je parle de la nuit et du désert car en cela même je traverse la légende immédiate de ma vie à l’horizon. J’ai abusé des étoiles et des écrans de vie, j’ai entamé des routes de sable, j’ai assouvi ma soif et mon instinct comme autant de mots devant l’horizon magique, seule, manœuvrant d’une manière insensée pour répondre à l’énergie qui me traversait comme une nécessité, une avalanche de l’être. J’avais quinze ans et je savais désigner les personnes et les objets. Je savais qu’un brin de menace n’était que kilomètres à franchir dans la nuit. J’appuyais sur l’accélérateur et heurt, sueur, peur, ô c’est fragile le corps quand il fait si chaud, si noir, si blême, silence immense.

Nicole, 27 avril 2016

Tu entretiens avec Mélanie des relations que tu transformes depuis sans doute tout près de quinze ans (en images, en livres, en projets). Pour ma part, mes relations avec Mélanie se sont exprimées en écrivant le livre. Mélanie est un croisement, un point de rencontre où l’espace adolescent (majeur chez tout être humain) se déploie, touchant toutes les zones de ce que nous sommes : intellectuelle, sexuelle, affective, spirituelle, identitaire (qui suis-je ?), existentielle (qu’est-ce que vivre, la vie ?). C’est en quoi elle a des ailes rebelles, de l’elle vitale en elle.

Elle incarne un grand ensemble de « moi » dispersés en nous. Il y a en elle non seulement la précieuse rébellion contre l’ennui, le quotidien, le réel, la répétition, mais aussi tout le potentiel de révélation du monde + la vitesse, ce qui la tient en alerte constamment. Mélanie m’est encore proche parce que le monde lui appartient quand elle sort de la réalité. C’est d’ailleurs ce que nous aimons sans doute de tous les artistes à un niveau ou à un autre, cette capacité, cette persistance à vouloir traverser le mur, le miroir de notre potentiel imaginatif. En ce sens, il y a toujours un potentiel en nous d’écriture, de tatouage (du plus petit signe à l’envahissement du signe sur tout le corps, l’effaçant sous l’image – les images).

Simon, 25 avril 2017

L’accident d’un paysage

comme un visage familier

hier pourtant

à peine débarqué

hier on ne savait pas

un visage perce le paysage

qu’on ne connaissait pas avant

hier encore

et tout à coup la mort existe

Nicole, le 5 mai 2016

Parfois, l’âme est tranquille jusqu’à figer dans l’après-midi. Dans le boisé, rien n’étonne. Nous sommes en mai comme dans un mars sans éclat. Je ne parlerai évidemment pas des arbres.

C’est parce que les choses existent fort à notre sujet que nous les aimons.

Il y a aussi des objets impitoyables.

La matière dont tu parles est-elle une image ?

C’est parce que la lumière se répète sans être pourtant la même que tu la cherches si intensément et que tu la voudrais intime. Les objets qu’elle offre au regard, en direct ou par écran interposé, valent leur pesant de mystère, de plaisir, d’angoisse et de questions.

Nicole, 27 avril 2016

L’image. Je suis une visuelle mais je n’ai pas le sens de l’image. Je dirais que l’image est toujours remplacée chez moi par une aura d’ambiguïté, d’incertitude, un flou qui donne à penser beauté, fiction. La beauté surgit toujours lorsqu’elle est associée à un coup de fiction (comme on dit « un coup de chaleur »), une invraisemblance astucieuse du hasard ou de l’art.

Être là, ne pas y être. La représentation, l’image, photo, film, hologramme, la trace, l’image en tête, l’image qui affole, l’image obsédante. L’image-énigme qui porte au-delà du réel : la virtuelle.

Dans un prochain échange, il faudrait parler du « théâtre de la matière ».

Simon, 4 mai 2016

Le langage constitue une autre forme de représentation. Différente du théâtre, du cinéma, mais aussi de la couleur, la pierre. Il y a, dans le rapport au langage, comme une distance qui est en même temps une virtualité. Non pas que les mots soient désincarnés, mais bien qu’ils s’incarnent dans la matière invisible du corps.

Une invisible intimité.

Tu parles du personnage comme de la concrétisation d’un désir. On pourrait dire une focalisation, non ? Tous les éléments du personnage sont là, en latence, en soi, mais aussi dans le langage, éparpillés ou flous, jusqu’à ce qu’un désir nous permette de le voir pour la première fois.

Tu parles du personnage comme d’un écran sur lequel on se projette. Mais alors, cet écran serait aussi lieu de rencontres, là où la projection de l’auteur rencontre celle du lecteur. Car, le lecteur, il doit se projeter dans le texte.

Cela dit, il y a écran et écran. L’un est dans le texte et l’autre devant les yeux. Le corps du personnage n’est pas celui de l’acteur. Ce dernier est singulier, unique et rattaché tant aux particularités physiques qu’à la personnalité de l’acteur. Le personnage est nécessairement multiple, il est le résultat d’une négociation entre la projection de l’auteur et l’interprétation du lecteur.

Le corps de l’acteur fait forcément écran. Faire écran, c’est-à-dire s’interposer entre le regard et l’objet. L’aspect de l’acteur est non négociable. Ou très peu : maquillage, costume, coiffure…

[insert possible de la part de Nicole au sujet des auditions pour trouver une Mélanie]

Écrire un film, comme il m’est arrivé de le faire avec Le désert mauve, est avant tout une entreprise de visualisation. Bien plus que pour le roman (quant à la poésie, elle est tantôt images, tantôt musique, dit-on). Une visualisation « pratique », en quelque sorte. À moins qu’il ne s’agisse, comme pour Le déclin de l’empire américain, de 176 pages de dialogues avec, ici et là, quelques indications, à savoir si la scène se déroule dans la cuisine ou dans le jardin. En l’absence de dialogues, je devais « faire voir » sans pour autant faire le travail du directeur photo, c’est-à-dire que je ne devais pas donner d’indications de caméra.

int./jour. mauve motel
La porte s’ouvre en coup de vent. Mélanie, à grandes enjambées, passe près du comptoir de la réception. Elle lance les clefs de la voiture à sa mère, toujours au comptoir. Celle-ci veut dire quelque chose, mais n’en a pas le temps. Déjà, Mélanie s’engage dans le couloir. Quelques posters laminés sur les murs : un grand saguaro sous la neige, un orage dans le désert. On suit Mélanie. Elle remonte le corridor. Épaule, nuque, main, clef de motel. Arrivée à la porte de sa chambre, elle ouvre et entre. En y disparaissant, elle laisse voir, au fond du couloir, une femme de ménage qui passe l’aspirateur. Plus loin, un placard, des produits ménagers. La machine à glace. Les distributeurs bruyants. Les moquettes. Les luminaires. Le téléphone public. Au bout du couloir, la sortie de secours.

Visualiser.

Projeter.

Mélanie a-t-elle les cheveux courts ? Je n’y avais jamais pensé. Elle les a foncés – de ça, je suis certain. Aussi certain que Grazie est blonde, mais peut-être qu’une actrice pourrait me faire changer d’idée, accepter un compromis.

Lors de nos discussions, sur le désir de film ou le projet de spectacle, tu es revenue à plusieurs reprises sur le casting (je sais que Guy Bertrand désapprouve l’emploi de ce mot). C’est important, j’imagine, parce que le corps de l’actrice que nous aurons choisie, sa façon d’habiter son visage, ses gestes, fera écran entre Mélanie et l’image que tu t’en fais, que je m’en fais (sûrement, il s’agit de deux images distinctes).

C’est peut-être de cela qu’il s’agit lorsque je parle du « théâtre de la matière ». Ce conflit entre le sens que nous voulons donner aux choses (en les organisant dans le langage ou d’autres systèmes signifiants, tels que le cinéma par exemple) et ce que ces choses – paysages, inventions, civilisation – racontent d’elles-mêmes.

Quelle image construis-tu aujourd’hui de Mélanie, presque trente ans après la parution du livre ? Quelles attentes as-tu par rapport au casting (processus et résultat) ? Et est-ce vraiment une image de Mélanie ou un désir plus en lien avec le cinéma ?

Nicole, 14 mai 2016

Je me suis peut-être mal exprimée pour parler du personnage, mais je demeure convaincue que les personnages d’un roman sont le résultat d’une projection de ce qui est bien vivant sous une forme ou une autre (soi, soi valorisé, soi méprisé, ou alter ego valorisé, méprisé). Il y a là un vrai système de valeurs culturelles et de valeurs idiosyncrasiques que l’on pourrait imaginer comme des plaques tectoniques glissant l’une contre l’autre, l’une recouvrant l’autre, etc.

Exact, ce mot, « négociation ». C’est ce qui explique pourquoi je dis que j’écris des romans tous les cinq ans pour négocier avec la réalité.

Le corps et le visage de l’acteur : tout ce que tu dis me semble fort juste.

Cela joue très fort, sinon vitalement, quand je regarde un film. Quoique, je l’avoue, cela a peu joué en regardant certains films comme Le cheval de Turin ou Sacrifice. Le scénario, le film sont tellement intelligents ou esthétiques qu’on se jette à corps perdu dans la proposition du sens de la vie qui nous est offerte.

Alors tu imagines à quel point la Mélanie actrice est vitale. Mauvais visage, mauvais corps déconstruisent en partie le film. Ici, on peut se poser la question de l’humanité grave ou simpliste qui réside dans un visage. Pour les femmes, c’est très compliqué, car on les initie très tôt à faire des minauderies, à envoyer des signes de faiblesses ou de vulnérabilité, ça rassure, semble-t-il. Un prototype intéressant est celui de l’agente de bord qui doit tout à la fois être charmante, rassurante et avoir de l’autorité. En principe, son « rôle » garantit sa neutralité. Excuse cette digression.

Mélanie a les cheveux courts. Grazie, châtains.

Nicole, 15 mai 2016

L’image que je construis autour de Mélanie, trente ans plus tard.

Question difficile. Je dois avoir quarante ans lorsque je commence les premières ébauches du Désert mauve. Mélanie : poésie, liberté, amour du mouvement, du passage, du voyage, de l’horizon, aube + les outils mythiques de civilisation (auto, revolver, téléviseur).

Mélanie est un condensé de vitalité, d’intelligence, de rébellion, de désir, de solitude, de contestation. Elle bouge bien dans son corps sportif, ses gestes sont rapides et précis. Son projet n’est jamais formulé car elle vit au présent, la beauté de l’instant. Elle veut découvrir. Ce qui me frappe, c’est que Mélanie aime être seule. Comme si elle était une essence plutôt qu’un personnage (fille rebelle de quinze ans vivant dans le désert de l’Arizona, fille révoltée devant le monde qui l’entoure – la bêtise, la cupidité, la violence –, fille éprise de la beauté cruelle du désert).

Mélanie n’est pas studieuse car là où elle vit, la nature et le quotidien l’emportent sur le futur qui serait de devenir médecin, avocate, ingénieure, architecte. Rien de féminin dans son futur, sinon l’amour d’une autre femme. Vivant avec deux mères, elle est marginale.

Est-ce vraiment une image de Mélanie ou un désir plus en lien avec le cinéma ?

Le casting. J’ai besoin d’aimer le visage de Mélanie.

Elle peut être active : jeune rebelle aimant le mouvement.

Elle peut être calme : elle apprend en regardant. Au bar, par exemple.

Elle apprend en écoutant.

Nicole, 30-31 mars 2016

Le tatouage : j’ai toujours aimé les tatouages. Je ne me suis jamais fait tatouer. Pour moi, le tatouage est un symbole de rébellion, de blessure, et sans doute aussi d’un acte de passage. Le tatouage est aujourd’hui à la mode, et parce que tout le monde le fait, il a perdu une partie de son sens. Je demeure cependant convaincue que se faire tatouer et beaucoup et souvent est une façon de faire passer la douleur ailleurs, de la rendre visible en tout temps à soi ou aux autres, de la faire remonter de l’intérieur à la surface – bref, de ne jamais oublier qu’on l’a dans la peau et qu’on en garde mémoire et fierté.

Le tatouage a toujours un sens, mais il ne me fascine plus comme objet de rébellion et de délinquance. Cela dit, il y a des tatouages de fille que je ne suis pas près d’oublier. En fait, il est sans doute aussi lié à la sexualité. Comment, c’est plus complexe.

Simon, 25 mai 2016

Le tatouage / la représentation

Te ferais-tu tatouer ? Est-ce quelque chose que tu aurais voulu faire, mais n’as pas fait ? Tu parles du marquage du corps et, étrangement, ça me fait penser à la représentation. Le dessin permanent non pas sur mais dans la peau, une volonté individuelle gravée dans l’inné du corps, dans ce qu’il a de collectif ou de familial. Ma mère a été profondément blessée lorsque, à dix-sept ans, je me suis fait tatouer une panthère noire sur la cuisse. Non par acte de rébellion, ni poussé par un désir de réappropriation de mon corps, mais plutôt mollement emporté par un courant social (le mot « pression » est trop fort). La panthère ne signifie rien pour moi, n’a jamais rien signifié. J’avais choisi un modèle commun, provenant de catalogues bon marché (ce qu’en anglais, on appelle « flash tatoo ») : il s’agissait de couvrir le dessin inachevé d’un tatoueur amateur rencontré lors d’une soirée. Aujourd’hui, ce que je retiens de cette histoire – outre un dessin passablement délavé sur ma peau –, c’est cette réaction de ma mère. J’avais violé quelque chose de sacré qu’elle m’avait donné, altéré (sans trop y penser) le fruit de sa gestation et de son labeur. En écrivant cela (en fait, je suis en train de transcrire les pages du carnet que j’ai rempli la veille, mais voilà que je m’écarte passablement de mon sujet), je me rends compte de ce que le corps contient de collectif. Le corps de l’individu ne vient pas seulement de la mère, il est issu de toute une filiation et contient déjà le corps social. C’est peut-être parce que ce dernier se désagrège, parce que l’individu est désormais placé au-dessus de toutes les autres composantes de la société, que le tatouage est aujourd’hui globalement accepté. Ce qui, on peut le regretter, dépouille l’acte de se faire tatouer de son caractère rebelle. Le corps de chacun se retrouve en tension entre des canons stricts de beauté et le désir d’unicité. Tout le monde veut être unique tout en étant le même. Angoissante standardisation dans un monde glorifiant la figure du rebelle. Dans ce contexte, le corps se fait véritablement écran – rectangle blanc aux dimensions standardisées – et le tatouage devient un moyen de le distinguer des autres, d’y imprimer une volonté qui soit propre.

Le corps-écran / la représentation.

L’écran, on y projette quelque chose. Avant que les lumières ne s’éteignent et que le projecteur ne s’allume, ce n’est rien qu’une surface blanche, insignifiante en apparence. Qu’est-ce donc qui illumine le corps ? Quel feu, quelle volonté ? On nous qualifie de consommateurs, de payeurs de taxes, de contribuables… le mot « citoyen » est de moins en moins utilisé. On veut nous faire croire que nous ne constituons plus le corps de la cité, mais simplement une somme dont les désirs individuels peuvent être endigués puis redirigés vers quelques objets de consommation, vers quelques productions de richesse. Mais pas la nôtre, bien entendu.

Est-ce là qu’a mené la rébellion de nos pères ?
Tu mentionnes James Dean.
Et celle de Mélanie ?
Et celle de sa mère ?
Pourquoi Mélanie s’est-elle fait tatouer ?
Pourquoi Angela est-elle fascinée par ce tatouage ?
Et toi, comment en es-tu arrivée à construire ce fantasme ? Avec quels matériaux ?

Alors que nous travaillons à transposer ce que la fiction de Mélanie contient de réalité dans une autre dimension de la création – espace et temps circonscrits de la représentation –, l’idée germe de faire en sorte que ce processus laisse une trace aussi concrète que l’encre sous la peau. En fait, c’est toi qui as suggéré de faire surgir l’image du tatouage, mais sur quel support ? Le support naturel du tatouage est la peau. J’ai d’abord pensé à l’actrice qui incarnerait Mélanie. Accepterait-elle de se faire tatouer ? Il faudrait que son implication dans le projet soit totale. J’ai parlé de cette idée autour de moi. Invariablement, on me rétorque qu’un tatouage temporaire ferait l’affaire, ce qui me ramène au « faire semblant », et donc à la représentation. Je m’attache de plus en plus à cette notion d’engagement (envers le public, mais aussi envers le projet, les autres personnes impliquées), à cette idée que l’un d’entre nous – toi, moi, ou quelqu’un de l’équipe – soit marqué par le projet. Physiquement. Je trouve plus confortable (est-ce le mot ?) cette posture (engagement) qui nous permettrait d’affirmer (même tout bas, pour nous-mêmes) que nous l’avons fait « pour vrai ». Entendons-nous, que le tatouage soit permanent ou temporaire, le résultat pour le spectacle demeure le même. Cela ne change rien. Ce qui change, c’est notre relation aux spectateurs, le pacte que, tacitement, nous signons avec eux.

Notre relation au projet aussi.

C’est d’autant plus fort que nous ne sommes pas des acteurs, mais bien les auteurs à la fois des textes qui sont mis en scène et du spectacle lui-même. Permets-moi d’illustrer mon propos d’une anecdote. Du temps où je participais à la programmation d’un festival à Québec, nous avons fait venir une production intitulée Kolik, du metteur en scène français Hubert Colas. Un acteur (l’excellent Thierry Raynaud) débite une heure durant un texte de l’écrivain allemand Raynald Gœtz. Assis à une table translucide couverte de 144 verres de vodka, il déverse un flot de paroles tout en se suicidant à l’alcool. La mise en scène est sobre, précise et forte. L’acteur boit et parle, parle et boit les 144 verres, qui sont en fait emplis d’eau. Lors de la représentation de Québec (le spectacle était aussi présenté à Montréal), Laurence Brunelle-Côté, qui se définit elle-même comme « artiste indisciplinaire », était dans la salle. À la fin du spectacle, son voisin de siège croit nécessaire de la tirer de l’erreur. Il lui explique qu’il ne s’agissait pas de vodka mais d’eau, pas de l’auteur mais d’un acteur. Déçue, elle s’exclame : « Ah… c’est du théâtre ! »

Cette réaction de Laurence n’est pas complètement saugrenue. À Québec, le spectacle était inscrit à la programmation du Mois de la poésie, où la plupart des propositions consistent en des auteurs portant leur propre texte devant le public, la plupart du temps sans filet, ce qui les rapproche d’une posture performative. Spontanément, lorsque cette histoire est parvenue à mes oreilles, j’ai pensé que si ces 144 verres avaient été emplis de vodka, l’acteur en serait mort. Cela dit, la réflexion qu’a suscitée en moi l’exclamation – très sentie et spontanée – de Laurence continue de m’habiter. D’autant plus maintenant que je te propose de monter sur un plateau avec moi, de nous mettre en scène, à la fois sujets et interprètes (vraiment ?).

Angela Parkins – l’arpenteur-géomètre qui a allumé le sens du mot « désir » dans le corps de Mélanie – est elle aussi, en quelque sorte, un écran. Mélanie projette sur elle un avenir qui, peut-être, ne peut exister. Une liberté totale, un affranchissement, un affront aux conventions, un pied de nez à la peur ambiante, induite, oppressive. Je confonds parfois, Angela/Mélanie, Mélanie/Angela. Aussi ai-je cru que c’était sur l’épaule d’Angela qu’était gravé le dessin du sphinx, ce papillon de nuit dont le motif des ailes reproduit l’image d’un crâne humain. Or, je parle ici de personnages, tes personnages et, en tant que tels, ne sont-ils pas la réflexion de ton désir ? Ta quête ? Ta projection ?

Est-ce que tu te ferais tatouer le tatouage de Mélanie ? Accepterais-tu de faire de ce tatouage la première matérialisation de la fiction dans l’espace bien réel du spectacle ?

Nicole, 7 juin 2016

« une volonté individuelle gravée dans l’inné du corps »

« ce que le corps contient de collectif »

« C’est peut-être parce que ce dernier se désagrège […] que le tatouage est aujourd’hui globalement accepté. »

J’essaierai de répondre à deux de tes questions :

Pourquoi Angela est-elle fascinée par le tatouage de Mélanie ?

Tout d’abord, je dois te dire que tu as raison, c’est Mélanie qui a le tatouage. Page 87, lorsqu’Angela Parkins répond : « Rien. » (c’est en italique dans le texte) et change de sujet, c’est qu’elle est gênée de voir la mort, une représentation de la mort, sur une si jeune fille. Y voit-elle sa propre mort ? Je crois que c’est ce que j’ai voulu sous-entendre.

Nous sommes dans le désert où la mort rôde indéniablement. Le danger est partout et inévitablement la peur, l’excès et les fuites en avant (vitesse, alcool), la solitude, la vulnérabilité ; le désert devrait commander de l’humilité, une certaine sagesse à qui vit dans son espace. Angela Parkins est tout cela à la fois.

Les tatouages m’ont toujours fascinée. Et bien évidemment, j’ai trouvé le sphinx tête de mort particulièrement intéressant, esthétiquement et symboliquement. Avoir sur son épaule un croisement de beauté et de mort, de nature charnue et de crâne. Bref, avoir du symbole fort dans la peau. Cette espèce est présente sur l’affiche du film américain Le silence des agneaux. Dans le livre L’effet papillon de Jussi Adler-Olsen, paru en 2015, il est aussi omniprésent.

Le sphinx tête de mort, Acherontia atropos : il a une marque caractéristique qui rappelle la forme d’une tête de mort et ressemble à un masque.

Les Hells Angels ont aussi comme symbole la tête de mort. Nous sommes ici en pleine délinquance et signe de liberté, et cela, avant que les Hells ne deviennent des criminels. Je pense à The Wild One (L’équipée sauvage) de 1953 et sa bande de motards, le motard y devenant l’icône du rebelle.

 

Comment es-tu arrivée à construire ce fantasme du tatouage, avec quels matériaux ?

Le tatouage fait partie de moi.

La tête de mort fait partie de mon imaginaire rebelle cinématographique avec The Wild One. On la retrouve sur les vestes de cuir et sur les bagues des motards.

Le papillon sphinx est le fruit d’un hasard de recherche dans le dictionnaire. Et même là, j’ai commis une erreur, car je l’ai appelé « grand sphinx », qui est un papillon rose, très gentil-gentil.

 

144 verres de vodka.

Je ne sais pas quel pacte tu signes avec le spectateur. Pour ma part, ce serait celui de lui offrir des pensées, des sensations, des émotions surgies de la mise en forme de notre propos.

Ce que nous appelons fiction – par opposition à la réalité – est tout simplement ce qui est vrai, plausible et qui, parce qu’empêché pour toutes sortes de raisons (censure, marginalité, hors norme, travail quotidien-prosaïque), est rêvé, imaginé, fantasmé et conçu en dehors de l’évidence matérielle ou culturelle. À cela s’ajoutent les couleurs, la tonalité de chacun et de chacune : enthousiasme, déprime, douleur, blessures, esprit scientifique, rebelle, ordonné, etc.

Une chance que ni les meurtres, ni les viols réels, ni les 144 verres de vodka ne soient permis au théâtre. Jadis, on disait rituel, sacrifice, Dieu avait soif. Aujourd’hui, on dit réseaux sociaux, viols et agressions en temps réel. Qu’est-ce qui compte : l’idée ou la chose mise en scène comme une idée ? D’accord, certains arrivent à se « blesser sans se mutiler », disent-ils – Orlan, body art (tatouage, piercing, scarifications, etc.) – à partir des années soixante. L’art ne dit pas non à la violence, au sang et à l’excès.

Il y a aussi l’idée de ce qu’on peut faire une fois ou répéter plusieurs fois.

L’art me semble plutôt un montage formel et pertinent témoignant d’une forme de possiblement-vrai non encore advenu ou compris. Par exemple, Proust découvre des lois psychologiques, Stendhal aussi. Inconsciemment, des peintres ont projeté dans leurs tableaux de vraies images de cellules, de synapses, de vues aériennes avant l’heure. Des musiciens ont sans doute produit des séquences sonores qui ressemblent à celles que l’on peut entendre dans le cosmos, sous la mer, ou dans notre propre corps.

Je veux être sujet et interprète avec des mots. Mon corps fera de son mieux pour être sincèrement acteur.

À la rigueur, il pourra être non contrôlé pendant cinq minutes, mais cela suppose aussi que les mots ne le soient pas non plus.

Dans tous mes romans, j’ai décelé un pattern : mes personnages sont des projections du oui et du non. Comme une déclinaison de ce 1) qui me ressemble beaucoup, 2) qui me ressemble un peu, 3) que je désire, 4) qui est tout à fait mon contraire, ou 5) qui constitue tout simplement un élément de présence obligée, ainsi qu’il en est des personnages dits secondaires, des passants, des figurants.