La nuit, des objets, le téléviseur, la peur, la représentation

1er janvier 1987 – 21 mai 2018

Mélanie:
Je connais maintenant la peur en différé. Je passe des heures devant le téléviseur. Je pense et passe près de tout ça comme une enfant longe le silence et le bruit sourd des voix qui transmettent l’inquiétude. Je connais la réalité. Je connais l’humanité si soudainement comme une ombre dans mes yeux. Elle bouge lentement, si lentement l’humanité dans ses désirs, serpent lent dans le désert, elle se cache, elle mue. Elle ne bouge plus, ce n’est que peau désertée. Mais la peau est là, semblable, creuse, tout comme vie aux pieds des
senitas et des fouquières. La peur de la peau creuse est « fortiche » comme une petite réalité fétiche dans les beaux sentiers orange et jade. La peau fait peur aux touristes. La peau, c’est ça.

Nicole, 30-31 mars 2016

Le téléviseur : l’ennui, le beige, la répétition, la violence, le mensonge, la médiocrité.

Je présume qu’en 1952, le téléviseur était magie, mystère, griserie scientifique, plaisir de la découverte.

Inventé en 1923, commercialisé en 1930. En France, le premier direct est en 1950. Une pièce de Marivaux retransmise en direct de la Comédie-Française sur l’unique chaîne de l’époque. Au Québec, la première diffusion sera le 6 septembre 1952. Dans ma famille, nous avons probablement eu notre premier poste en 1954.

En 1983-1984, alors que je commence Le désert mauve, autant l’auto, la piscine, le motel et le bar participent d’une mythologie sociale et individuelle positive associée à la liberté, autant le téléviseur est le symbole de la colonisation des esprits.

Nicole, 27 avril 2016

Le désert est un allié car son immensité, ses dangers, sa beauté en font une mélodie, un accompagnement de transcendance. Tout le reste (motel, piscine, auto, revolver, téléviseur) est vulgaire, relève de la nécessité. Pourtant le symbole, le mythe, le désir s’infiltrent malgré tout dans ces objets qui ne peuvent résister au temps comme le fait le désert qui est le temps en mouvement.

Simon, 12 octobre – 8 décembre 2017

Nous étions en train de tourner la scène du téléviseur, celle où Kathy se blottit contre Lorna, le soir, en regardant l’écran,

la télévision distille la peur, une peur lente
tu n’étais pas là, tu allais arriver la semaine suivante
j’avais apporté un vieux téléviseur aux panneaux de plastique imitant le bois pour y diffuser des images d’explosion
le poste était installé sur un meuble entouré de bibelots kitsch

entre deux prises, le téléviseur capta mon attention : la vidéo YouTube que nous y diffusions n’était plus celle que je croyais. Aux images familières de militaires dans le désert et de champignon de fumée et de poussière succédèrent de gros plans d’explosions que je n’avais jamais vus auparavant. Je crus d’abord qu’il s’agissait d’images abstraites, de vidéo d’art…

À Bruxelles, au hasard d’une promenade, dans un garage dont la porte avait été laissée ouverte, j’ai entr’aperçu une moto. Était-ce une Harley Davidson ? Je crois qu’il s’agissait plutôt d’une de ses imitations. Un modèle japonais récent imitant un modèle ancien et, sans vouloir faire la promotion de la marque, je dirais fondateur. Des motos comme celle-là, on en croise beaucoup. D’habitude, ça ne me fait penser à rien, mais cette fois, la vision des culasses chromées, toute cette mécanique intentionnellement apparente, fit remonter à la surface une réflexion que je me fais parfois sur le moteur à explosion, cette technologie d’un autre temps :

sans le comprendre vraiment, l’homme a exploité le feu pendant des millénaires

la chaleur
la vapeur
l’explosion
la propulsion
comme, par exemple, la balle dans un canon.

L’invention : une explosion dans un environnement contrôlé et le projectile décolle. L’objet propulsé… et si on le ramenait pour le propulser à nouveau ?

L’invention du moteur à explosion.

Plus de cent cinquante ans après son invention, le moteur à explosion règne toujours en roi et maître, non seulement au cœur de nos automobiles, mais aussi au centre d’un système de symboles incarnant la puissance et la liberté. Après l’eau, la vapeur, le génie des inventeurs du progrès s’était tourné vers le feu. Une étincelle, un combustible, de l’oxygène : l’allumage. Puis le feu pousse un piston dans un cylindre, et ce, plusieurs milliers de fois à la minute. Quatre éléments à harnacher… ça me rappelle qu’au moment où le moteur à explosion voit le jour, la théorie des humeurs – qui, elle, date de l’Antiquité – tenait toujours bon. Quatre humeurs : le sang, le flegme, la bile jaune et la bile noire.

L’âge du feu n’a pas vraiment cédé le pas à l’ère de l’atome.

C’était juste après que j’aie visité pour la première fois l’Atomium. En 1958, pour l’Exposition universelle de Bruxelles, la Belgique faisait construire cette immense reproduction d’une molécule de cristal.

La densité du cristal

– neuf atomes –

pour symboliser la molécule, on trace des traits entre des sphères représentant les atomes
dans le cas du cristal, ça donne l’Atomium
des traits pour distinguer un ensemble du vide qui l’entoure
la densité du cristal est faite de vide
un espace de liberté relative, de temps infini, où les particules circulent.

Le vide est la moitié de tout.

C’était l’époque où l’on rêvait de l’atome, de l’énergie contenue dans l’infiniment petit, l’invisible microcosme de particules élémentaires tournant les unes autour des autres comme le font les astres : planètes, étoiles et autres objets célestes d’une tout autre échelle, mais impressionnant l’imaginaire de semblable manière. On dit qu’il y a dans un atome suffisamment d’énergie pour déplacer la masse d’un petit lac alpin. En 1958, on rêve encore de harnacher cette énergie. Une énergie propre et infiniment renouvelable.

Trois ans plus tard, les Soviétiques faisaient exploser la plus puissante bombe jamais conçue, la Tsar Bomba, une bombe H dont la puissance équivalait à 57 millions de tonnes de dynamite. Bien sûr, il ne s’agissait pas de la première explosion nucléaire. Il y avait eu le Trinity Test, Hiroshima, Nagasaki. Des explosions atomiques. Puis, en 1952, il y eut l’opération américaine Ivy Mike : la première détonation d’une bombe H, dite thermonucléaire. Cette bombe non opérationnelle – elle avait les dimensions d’un édifice de trois étages –, plutôt que de fissurer des atomes de plutonium ou d’uranium, provoquait la fusion d’atomes d’hydrogène. Pour ce faire, il faut utiliser une bombe A comme détonateur. Celle-ci est placée dans un réservoir d’hydrogène. L’explosion compresse l’hydrogène et provoque la fusion des atomes.

Ivy Mike : 10,4 mégatonnes.

Little Boy était d’une puissance de 15 kilotonnes, soit 0,015 mégatonne.

1954, Castel Bravo : 15 mégatonnes. La bombe la plus puissante que les Américains aient fait détonner.

1963, Tsar Bomba : 57 mégatonnes. Destruction totale sur un rayon de 35 kilomètres. Le sol vitrifié.

Il y eut des milliers d’essais nucléaires aux États-Unis seulement. L’un d’entre eux, mené le 6 juillet 1962, consistait à faire exploser une charge de 104 kilotonnes à une profondeur de 194 mètres. Le but était de vérifier si des applications civiles de l’armement nucléaire étaient possibles, dans le domaine minier par exemple. L’explosion a soulevé un nuage de terre radioactive qui s’est rapidement divisé en deux panaches s’élevant à des altitudes de 3 et 4,4 kilomètres, répandant des poussières radioactives sur une distance de plus de 1 000 kilomètres dans quatre États.

Dans d’autres documents d’archives, on peut voir des militaires s’approcher du site d’une explosion atomique sans aucune protection. En 1957, six hommes – cinq volontaires et un caméraman qui aurait préféré se trouver ailleurs (il avait demandé des vêtements de sécurité, qu’on lui a refusés) – se tiennent sous l’explosion aérienne d’un missile atomique. Film de propagande visant à démontrer que les armes nucléaires sont sécuritaires, ce qui ne préserva pas ces hommes du cancer.

Encore aujourd’hui, même si ces essais ont cessé depuis près de soixante ans, tous les Américains ont des traces de radioactivité dans le sang.

Lors d’une réunion s’étant tenue le 31 mai 1945, on se demanda s’il était vraiment nécessaire de larguer la Bombe sur Hiroshima. Après plus d’un an d’une campagne de bombardement au napalm ayant fait près d’un million de morts – « scorched, boiled, and baked to death », selon les termes du général LeMay – dans une soixantaine de villes au Japon (dont Tokyo, complètement rasée), il ne restait plus grand-chose à détruire. Était-il vraiment utile de larguer Little Boy ? Oppenheimer, présent à cette réunion, rétorqua que l’aspect de l’explosion en lui-même allait avoir son propre impact, que l’effet visuel de la Bombe serait énorme (tremendous).

Afin d’établir la puissance symbolique de l’armement atomique, il fallait d’abord détruire quelque chose. Ç’aurait pu être les Allemands. Si les Américains investirent plus de deux milliards de dollars (des années quarante) dans ce qui fut le plus grand chantier scientifique de l’histoire, ce fut d’abord pour contrer la menace nazie.

Après l’explosion, le président Truman fit une annonce télévisée : grâce à l’inventivité des scientifiques américains ainsi qu’à l’effort de milliers d’hommes, les États-Unis avaient réussi à « maîtriser les puissances fondamentales de l’univers » (harnessing of the basic powers of the universe) et ainsi doter l’arsenal américain de la bombe atomique. Truman avait utilisé ce mot, « atomique ». Le public américain l’entendait pour la première fois. Même ceux qui avaient été dans le secret jusque-là.

« harnessing of the basic powers » comme on harnache un cheval, une rivière, mettre la bride au cou pour établir le contrôle par la force…

Mais les avait-on vraiment maîtrisées, ces puissances ?

La façon la plus simple d’exploiter une énergie est de la faire péter.

Le vide fait peur. Aussi, peut-être est-il rassurant de le remplir d’une immense boule de feu.

Le vide fascine. L’abysse. C’est dans Kundera que j’ai lu que le vertige ne serait pas la peur des hauteurs, mais celle de son propre désir de se projeter dans le vide. Le fait d’imaginer ce vide au cœur du plein, au plus compact de la matière, de projeter cette image dans sa tête – des particules évoluant les unes autour des autres, régies par des principes électromagnétiques –, d’aborder l’inabordable, l’infiniment inaccessible avec des lois physiques compréhensibles, schématisées, formulées a certainement dû être, pour ces pionniers de l’atome, une source constamment renouvelée de fascination, voire de jouissance.

La beauté de la catastrophe… une nouvelle forme de vertige.

À Tchernobyl, les gens sortaient sur leur balcon pour admirer un ciel aux couleurs bleutées tirant sur le mauve. Les émanations provenant de la fusion du réacteur nucléaire provoquaient alors une ionisation de l’atmosphère, d’où la couleur. Ce phénomène, Oppenheimer était l’un des premiers à l’avoir observé. Vision rare. Ces témoins d’un crépuscule atomique parleront d’un goût de métal dans la bouche. Certains diront « métal chocolaté ». Cette impression gustative, les patients qui suivent des traitements de radiothérapie l’ont aussi. Il ne s’agit pas de la saveur qu’auraient les particules radioactives dans l’air, mais d’un effet de la dégradation du système nerveux.

La beauté de la catastrophe. Une poésie.

Une puissance – littéralement exponentielle – en équilibre instable sur le fil de la terreur.

Pendant le tournage de la scène du téléviseur, celle où Kathy se blottit contre Lorna, le soir, de plus en plus terrorisée, tétanisée, devant l’écran, je crois bien que j’ai moi aussi, comme le personnage, entr’aperçu ces espaces infinis et normalement enfouis, rendus visibles par la puissance destructrice et nouvellement infinie du progrès. Enfin, je dis « visible » à cause de la médiation de l’écran, mais ces sphères d’énergie en expansion agissent bel et bien, rasant littéralement des îles, faisant couler des navires inhabités pour l’œil d’une caméra avide, irradiant des milliers de kilomètres carrés. Tout ça pour quelques secondes de pure poésie de la destruction. Car n’est-ce pas seulement après, comme un afterthought, que vient ce concept d’asseoir une supériorité symbolique sur un ennemi de plus en plus symbolique lui aussi ?

Oui, la beauté. Celle de voir enfin se superposer à la réalité un imaginaire nourri de particules élémentaires, de lois fondamentales, de formules censées régir la nature. Une poésie des limites où le regard atteint le point où la loi cède le pas au chaos, une frénésie qui fut peut-être celle des origines. « I am become death », une formule qui fera date, un vers finalement récupéré par des enjeux de pouvoir et de domination.

C’est cela que Kathy contemple, qui la tétanise. La naissance de la peur systémique. L’aboutissement morbide d’un imaginaire – oserais-je dire masculin – qui, au final, sera instrumentalisé. Et la télé en sera la courroie de transmission.

Simon, 29 mars 2018

Dans Le désert mauve, deux « entités » masculines m’ont particulièrement frappé. Il y a, bien sûr, l’homme long, mais il y a aussi ces « gars venus de loin » qui sont brièvement évoqués. Ces gars dont un seul est armé. Ces présences masculines planent telle une menace – passée ou potentielle – un peu à la manière de la menace nucléaire du temps de la guerre froide.

Dans un des premiers textes de la correspondance, nous abordons tous deux la perception variable qu’on peut avoir d’une époque selon qu’on l’a vécue ou non, selon qu’il s’agit de mémoire ou de savoir. Or, comme j’étais très jeune lors de la chute du mur de Berlin, tout ce que j’ai comme souvenir de la guerre froide se résume à quelques films doublés en français aperçus l’après-midi à la télévision. La compréhension que je peux avoir de la trame de fond du Désert mauve a recours à mes connaissances historiques et demeure complètement coupée de mon affect. J’aimerais que tu me racontes comment le contexte social a mené (ou pas) l’homme long (alias Oppenheimer) à s’immiscer entre les pages du Désert mauve.

Et ces gars venus de loin, d’où viennent-ils ?

Fais-tu un lien – même ténu, même circonstanciel – entre le développement du féminisme et l’évolution de la guerre froide ou la course aux armements nucléaires ?

Comment et pourquoi la peur s’est-elle immiscée dans Le désert mauve, et quels sont les liens entre la peur, l’homme long et la télévision ?

Et puisqu’on parle de l’homme long, que représente-t-il ? Quelle est sa relation à l’imaginaire collectif (à la peur collective) ? Et la propagande ?…

Nicole, 2-6 avril 2018

Cher Simon,

Tu parles de deux évocations masculines, celle de l’homme long mais aussi de ces « gars venus de loin », qui apparaissent dès le début du roman. J’emploie le mot « gars » pour signaler leur anonymat. L’homme long traverse l’Antiquité, la Renaissance, les Lumières, le communisme, le socialisme, le néo-libéralisme. Les gars viennent du lointain de la petite histoire mais bénéficient du privilège d’être des « gars ».

Simon, 4 avril 2018

Des gars « venus de loin » dont un seul est armé alors que tous les autres sont blonds. Étrangeté poétique qui relègue le monde masculin à un « extérieur » et donne à « l’intérieur » de fiction ce glacis quelque peu fantasmagorique. Irréel parce que différent de la réalité que l’on connaît, à savoir, pour le dire vite, patriarcale. Ce qui est beau avec cet extrait, c’est que la poésie fait passer tout ça – c’est-à-dire ce microcosme où les rapports de pouvoir homme/femme sont en partie inversés (même si l’homme long ne le permettra pas) – en sous-couche, sans que le lecteur s’en aperçoive au premier abord. Enfin, par « lecteur », je veux dire moi.

Nicole, 2-6 avril 2018

« Un seul d’entre eux était armé. » Je t’avoue qu’ici, j’ai joué sur le mot « armé » et avec l’idée du singulier opposé au pluriel : « Tous les autres étaient blonds. » Je pensais aux jeunes « blonds » de la dernière guerre qui, bien sûr, ont, dans la traduction, les yeux bleus, ce qui les rend « supérieurs ». Bien que les mots soient poétiques, mon allusion ne l’est pas du tout. Elle montre du doigt le sexisme à travers la métaphore désignant le racisme.

L’homme long, c’est l’histoire du patriarcat qui, codée ou non par les religions et la loi, est une histoire de violence, de domination, d’exploitation et d’aliénation.

Tu as peut-être raison de penser à ce glissement sémantique imprévu entre la réelle guerre froide et la guerre froide entre hommes et femmes, bien qu’il n’y ait pas de commune mesure entre les forces dissuasives mises en œuvre. Au niveau des genres, la guerre – force de destruction (meurtres, viols, esclavage) –, la guerre froide – force de négociation et d’endurance –, et le temps de paix (mariage et reproduction) cohabitent. Il est intéressant de penser que dans le cas des femmes, la religion et la loi ont assumé à la fois le meurtre des femmes, leur infériorisation, leur assujettissement et la justification des « charges » retenues contre elles et des « peines » qui leur étaient infligées. Or, tout comme on voit les stratégies féministes se modifier avec l’avènement des technologies de reproduction, des médias sociaux et des « nouveaux genres » identitiels, on constate que les stratégies de la guerre froide réelle se modifient aussi en fonction du potentiel des nouvelles technologies. Par exemple, la bombe sale (également appelée bombe radiologique ou dispositif de dispersion radiologique) est une bombe non conventionnelle, entourée de matériaux radioactifs destinés à être pulvérisés et disséminés lors de l’explosion. Cette bombe n’a pour but que de contaminer la zone autour de l’explosion, un peu comme la nouvelle truquée (fake news) contamine la crédibilité d’un parti autour d’un.e candidat.e, d’un.e politicienn.e. Il y a bien longtemps que les femmes font les frais des bombes sales et des fake news patriarcales, et nous avons mis beaucoup de temps à le comprendre. Dans les deux cas de guerre froide, style vingt et unième siècle, la survie immédiate et la reproduction sont en principe assurées par la technologie.

Simon, 7 avril 2018

J’ai envie de dire que, bien sûr, comme tous les témoins de l’assassinat d’Angela Parkins, comme tous ceux-là, présents dans le bar alors qu’elle s’écroulait au ralenti sur le sol, comme eux, je n’ai rien vu. Ni la guerre des sexes, ni même, lors des premières lectures, le motif de la guerre froide.

Très jeune, je fus sans avenir comme la baraque du coin qui fut un jour incendiée par des gars « venus de loin », disait ma mère qui leur avait servi à boire. Un seul d’entre eux était armé, m’avait-elle juré. Un seul parmi eux. Tous les autres étaient blonds. Ma mère parlait toujours des hommes comme s’ils avaient vu le jour dans un livre. Elle n’en disait pas plus et s’en retournait devant son téléviseur.

Juste avant ce passage, il est question de la réalité s’engouffrant dans l’indescriptible du désert. Et il y a ce je se racontant « très jeune » et filant à toute vitesse à travers le paysage. La mère est tout de suite évoquée par le truchement de l’auto, la Meteor empruntée sans permission.

Juste après ce passage, on suit ce je fou d’arrogance qui, à quinze ans, se lance dans la nuit avec, autour des yeux, des espaces absolument délirants.

Ce je, c’est bien sûr Mélanie. On l’apprendra bientôt.

Cette baraque incendiée, ces gars venus de loin, sont passés dans le coin de mon regard et se sont imprimés au fond de ma rétine. Ils y sont restés comme une rémanence tandis qu’avec Mélanie (qui aime vivre vite), je passais déjà à autre chose. Entre le désert et la soif de l’adolescente, cette baraque, ces gars et ce commentaire de la mère ont tout de même eu le temps de situer le décor. Et ce, mieux que ne l’aurait fait le paysage. Le désert n’est pas une trame de fond ici, mais une entité vivante, « vibratoire », dirais-tu. Le centre de cet univers de fiction, c’est la mère. La réception, la piscine, les clients et même le désert orbitent autour d’elle. C’est de cela qu’est fait le monde de Mélanie. Et le roman met en scène l’énergie que Mélanie déploie pour s’extraire de cette gravité.

« Très jeune, je fus sans avenir. » Dès les premiers mots, Mélanie prend son élan et n’a finalement que peu de considération pour les obstacles qui se dressent sur son chemin. Avec un avenir à réinventer et une réalité qui se dérobe sous ses pieds, Mélanie appuie très fort sur l’accélérateur pour faire pencher la lumière, dit-elle. Par-dessus son épaule, nous jetons un bref regard à la mère devant son téléviseur avant d’être entraînés à nouveau le long de ces petites lignes mauves et orangées qui (re)dessinent le paysage. Nous aurons à peine eu le temps d’entr’apercevoir l’incendie dans la nuit, le reflet de lune sur la crosse du revolver et les éclats de feu dans les cheveux blonds des gars attroupés là. Étrangeté poétique d’un tableau qui détonne, qui ne trouve pas sa place dans ce système orbital. Mais qui est pourtant bien là, comme dans un hors champ narratif. Ces gars sont en quelque sorte relégués à la périphérie du récit, à un extérieur à partir duquel on peut mieux situer cet univers de fiction en apparence réaliste, mais dans lequel certains rapports de pouvoir sont inversés.

Tu me demandes ce que j’ai lu dans « un seul d’entre eux était armé » et « tous les autres étaient blonds ». La question m’a pris de court parce que, en toute honnêteté, je ne m’y étais jamais arrêté. C’est l’image qui est restée avec moi. Cette baraque en flammes me rappelle cette autre qui tombe du ciel pour se fracasser contre une petite route isolée de l’Idaho dans le film de Gus Van Sant. Est-ce une distorsion de ma mémoire, ou River Phœnix n’était-il pas blond lui aussi ? Une étrangeté poétique que j’aime et qui, sans que je m’en aperçoive, m’aura guidé dans la cosmogonie de Mélanie. Ce microcosme familier, quoique légèrement décalé, dans lequel tous les astres sont des femmes à l’exception de l’homme long. Et bien sûr, ces « gars », comme un point de l’autre côté de l’horizon.

Très jeune, il n’y eut point d’avenir et le monde ressembla à une maison incendiée comme celle qui le fut au coin de la rue par des hommes « étrangers », ma mère le disait, qui leur avait servi un verre. Ma mère pensait qu’un seul parmi eux était armé mais aucune inquiétude ne lui venait car tous les autres avaient les yeux bleus. Ma mère disait souvent que les hommes étaient libres de faire comme dans les livres. Elle terminait sa phrase puis, une fois le malaise passé, s’installait devant le téléviseur.

Les sentiers de la peur mènent souvent à celle de l’autre, puis au repli sur soi. En relisant ces extraits pour mieux répondre à ta question, je me suis rendu compte que ce sont les mots de la version « originale » que j’ai retenus. Je pense que, ayant en tête cette version, j’ai tout simplement glissé sur ce passage de la traduction, y superposant l’impression première. J’avais remarqué que la traductrice exacerbe le désir dans sa version, que, sous sa plume, l’érotisme affleure davantage. Or, je me rends compte maintenant que ce sont toutes les sensations/émotions qui s’y trouvent magnifiées.

Cela comprend la peur qui, dans cet extrait, dame le pion à la poésie.

La peur de la mère qui est en quelque sorte un carburant fournissant à Mélanie la poussée nécessaire pour partir.

Une peur à double tranchant.

À la relecture, ce qui m’a frappé, c’est le rapprochement des mots « étrangers », « armé » et « yeux bleus ». Ce n’est plus le lointain qui est évoqué, mais la différence. Celle dont on se méfie. Ce qui est étranger à soi, à ses habitudes, à son monde. La mère est rassurée par la couleur des yeux de la grande majorité du groupe de « gars », mais s’inquiète de celui dont les yeux diffèrent. Celui-là est armé. Et la maison sera incendiée.

Ce qui a joué pour moi ici, c’est la circulation du sens entre les versions. Je te l’ai dit, dans mon esprit versions originale et traduite se confondent de telle sorte que mon interprétation et celle induite par la traductrice se fondent l’une dans l’autre. Et la poésie enfle jusqu’à déborder des mots qui la font naître pour venir teinter l’ensemble de cette construction de fiction qu’est l’univers de Mélanie.

Nicole, 8 avril 2018

Ce paragraphe dit : la mère tente d’instruire sa fille à propos des hommes. Sa logique pour le faire est ambiguë, car elle ne veut pas condamner tous les hommes. Pourtant elle le fait avec les phrases « un seul d’entre eux était armé » et « tous les autres étaient blonds ». Sa confusion est traduite par : « Ma mère parlait toujours des hommes comme s’ils avaient vu le jour dans un livre. » Double contrainte entre « la grandeur de l’Homme » (science, philosophie, art) et la réalité des gars (le quotidien). La mère n’est pas du tout rassurée par « les yeux bleus », mais l’auteure fait ici l’innocente, le temps de faire passer le malaise par la métaphore poétique. Puis la mère retourne devant le téléviseur, croyant se soustraire à la réalité alors que la violence, la peur y règnent. D’une certaine manière, elle agit comme nous le faisons avec tous les écrans qui distraient, stimulent, enchantent, mentent et aliènent.

À titre d’information, j’ajoute que « la baraque au loin qui fut un jour incendiée » fut incendiée dans ma tête par le KKK. Si j’emploie le mot « baraque », c’est parce que ce sont des pauvres qui y vivent et qui seront victimes de l’incendie dont on s’empressera d’oublier l’odieux en le repoussant dans le temps par l’expression « un jour ».

En somme, l’auteure est en colère et Mélanie appuie sur l’accélérateur.

Je t’ai posé la question car je voulais savoir ce que tu lisais dans ces phrases et voir comment le sens se déplace dans l’immensité et le face-à-face entre les mots. Tout cela pour dire que nous n’en avons jamais fini avec le sens et le plaisir qu’il déclenche en nous de le savoir si incertain, si ouvert, comme cette idée répandue qu’il faut rester vivant.

Simon, 10 avril 2018

Si j’ai tant insisté sur la Bombe, c’est que dans le portrait en plan américain de Mélanie qui est accroché dans mon imaginaire, l’adolescente avait jusqu’à tout récemment occulté le paysage se trouvant derrière elle.

Ou peut-être était-il hors foyer.

Et voilà que j’apprends que cette explosion de lumière que j’avais prise pour une aube est en fait un flash atomique.

Cet arrière-plan que je ne percevais qu’à demi, c’est Jean-François Chassay, dans sa préface de la réédition du Désert mauve, qui me l’a révélé. Il y parle d’un imaginaire de la fin et fait remarquer que le roman dissémine les indices reliant la petite histoire de Mélanie à une trame de fond historique liée au développement de l’armement nucléaire dans le désert américain. Thème cousu en filigrane que je n’avais pas directement perçu lors de mes premières lectures du roman. J’en avais tout de même ressenti les vibrations sous forme d’angoisse irradiant de l’homme long et contaminant jusqu’à la quête existentielle de Mélanie. Tout de même, ces références à l’Histoire, lorsque repérées, ne laissent planer aucun doute : l’homme long est un double poétique d’Oppenheimer et Angela Parkins est projetée de son cheval par l’explosion d’un essai nucléaire.

Tu réponds à ma question en m’exposant le développement et les modes de dissémination du patriarcat à travers le temps et les strates de la société. Or, j’ai l’impression que cet « imaginaire de la fin » qui imprègne la trame du récit agit doublement et plutôt en sous-couche.

D’une part, comme je le disais, il place en périphérie de la cosmogonie de Mélanie tout un réseau de symboles, de forces et d’imaginaire masculin, enserrant ainsi ce petit univers de fiction construit autour d’un motel perdu dans le désert. De plus, l’homme long est imbriqué dans cet univers, il agit depuis l’intérieur. Cela crée une torsion du récit forçant la mise en perspective du point de vue féminin des personnages. C’est cette torsion, me semble-t-il, qui évite au Mauve Motel et à ses habitants de devenir une sorte de Disneyland féministe. Bien que porté par un certain espoir, Le désert mauve demeure, comme en témoigne sa finale, empreint d’une sombre lucidité.

D’autre part, cet imaginaire dresse la table pour aborder le thème de la mort. Un écrivain de l’adolescence, m’expliquais-tu, travaille au corps les thèmes de la transgression, de la sexualité, de l’intensité. Ici, Éros, comme souvent, avance main dans la main avec Thanatos. En découvrant le désir, Mélanie s’abouche déjà un peu avec la mort. Une mort violente, celle d’Angela, qu’elle ne verra pas venir et qui proviendra de ce pourtour d’où l’homme long observe la scène, impassible.

Ça évolue en cercle. Des cercles concentriques. C’est peut-être la spirale que tu évoques dans Le sens apparent.

Cette façon de situer les « gars » à l’extérieur donne vraiment à l’homme long une place centrale et à part dans cet univers de femmes. Il y a là, sûrement, une autre différence qualitative gars/homme qui vient donner du poids, un poids poétique encore une fois, à ton « démiurge de la destruction ».

T’avais-je raconté ? À ma première lecture, j’avais, un peu inconsciemment, associé l’explosion à l’attentat d’Oklahoma City en 1995. Ce sont ces images-là qui me sont venues. La menace nucléaire, jusqu’à tout récemment du moins, n’a pas pris une place suffisamment importante dans ma vie pour que celle-ci fasse spontanément surface lorsqu’elle est poétiquement évoquée. Cette bévue a-t-elle altéré ma lecture du Désert mauve ? Je ne crois pas. Les indices et les clefs éparpillés dans le texte ne sont que les signes de sa richesse. Il y a donc un niveau de lecture – qui n’est ni inférieur ni supérieur – où une phrase comme « Le calcul exact des langages aboutis dans l’espace comme une explosion. » est davantage poème qu’indice. Et je suis heureux qu’au fil des lectures, le texte continue de se dévoiler à moi d’une manière qui est, en partie, personnelle et, en partie, collective.

N’est-ce pas cela la littérature ?

Nicole, 17 avril 2018

Bonjour Simon,

Madrid, Casa de Velázquez, je suis entièrement plongée dans le paysage.

Ta reconfiguration de notre échange sur « l’homme long et les gars » est réussie.

Le terme « cercles concentriques » me semble plus juste que celui de « spirale », car la spirale, je la garde toujours pour un effet de mouvement positif. C’est une énergie de renouveau et de changement. Voir surtout La lettre aérienne.

Merci pour la belle photo de Mélanie. Peut-on la mettre sur Facebook ?

Ici, je suis dans un ailleurs de création (hum !) et la chaleur bleue du printemps.

Bises,

Nicole

Simon, 21 avril 2018

De rien.

J’aime cette photo, ce face-à-face entre l’auteure et son personnage. J’aime surtout que l’image demeure somme toute mystérieuse : l’auteure fait face à la lumière que reflète l’écran. Elle se tient dans le contre-jour de sa propre fiction. Cette photo témoigne à la fois de la filiation et du jeu d’ombres et de lumières qui se met nécessairement en place entre un personnage et son créateur.

Ce visage cependant n’est pas de la littérature.

C’est le visage que nous avons choisi.

Nous l’avions rêvé, projeté, chacun de notre côté.

Nous nous en étions parlé, avions spéculé, négocié.

Et puis, finalement, celui-ci s’est imposé. Comme naturellement.

Est-ce de la chance ?

Nicole, 21 mai 2018

Cher Simon,

Je suis à la brasserie Outremont en attente de Hugo Amaral, le traducteur portugais du Désert mauve. Et je suis en train de lire un article de Carolina Ferrer intitulé Traduction, fission et trahison. L’hologramme de J. Robert Oppenheimer dans Le désert mauve de Nicole Brossard. Plus je lis, plus je pense qu’on n’en aura jamais fini avec les angles de lecture et l’ordre de préséance de ce qui est au cœur du livre : la traduction, Mélanie, l’homme long, le désert, l’attirance lesbienne, le nucléaire, la mort.

Après toutes ces années de rencontres, de discussions et d’interrogations, je reste fascinée par notre parcours, car il continue d’alimenter les questions, le plaisir du voyage dans l’outre-monde du sens.

Nicole