La jeune fille, le cinéma, le revolver, la nuit

1er janvier 1987 – 12 novembre 2016

Mélanie:
Il est minuit trente et le bar est encore plein de clients. La musique s’empare de tout. Tout est fluide et lent dans les bras d’Angela Parkins. Le temps me manque pour comprendre. Il n’y a plus de temps. Le temps est entré en nous avec minutie comme un scalpel, le temps nous oblige à la réalité. Le temps s’est glissé entre nos jambes. Chaque muscle, chaque nerf, chaque cellule tient lieu de musique dans nos corps, absolument. Puis le corps d’Angela Parkins remue lentement. Tout son corps est attiré vers le bas. Son corps est lourd entre mes bras. Mes bras sont lourds du corps d’Angela Parkins. Il n’y a plus de musique. La sueur d’Angela Parkins contre ma tempe. La sueur sur ma main. Angela, le silence est cru. Angela ! Un tout petit dessin sur la tempe, un tout petit trou, ocelle. Angela, nous dansons,
yes ? Angela Parkins n’a plus de hanches, plus d’épaules et de nuque. Elle se dissipe. Les yeux d’Angela, vite les yeux ! Il n’y a plus d’équilibre entre nous. Tout mon corps est devant le désastre. Plus un son. L’agitation tout autour comme dans un film muet. Au fond de la salle, il y a le regard impassible de l’homme long. Le désert est grand. Angela Parkins est allongée, là, exposée à tous les regards. Angela se dissipe dans le noir et le blanc de la réalité. Que s’est-il passé ?

[…]

Of course Mélanie is night teen.

Simon, 13 avril 2016

Tu le sais, l’adolescente qu’est Mélanie m’a longtemps accompagné. Cela dit, je me rends compte que, plus largement, la figure de la jeune fille me fascine depuis un bon moment et que cet intérêt déborde le cadre du Désert mauve. Il n’y a là rien de bien original. Beaucoup d’hommes avant moi se sont intéressés à elle. Qu’on pense à La petite Lili ou encore à sa Petite voleuse. Et puis il y a la Manon des sources de cet autre Claude, Berri celui-là. Dans ces films, les jeux de regards sont sans équivoque et font converger de multiples points de vue (surtout masculins) vers la jeune fille. Des regards chargés de désir, mais aussi, pour certains personnages plus âgés, de nostalgie ou de résignation. Bien sûr, les Miller et Berri sont d’une autre génération, d’un temps où une fille devenait femme en passant par les bras d’un homme. Il me semble cependant que cette figure transcende le désir masculin, le déborde et qu’en le débordant, elle se change en objet de fascination dans une quête qui, pour ces cinéastes, devient artistique. Cela étant posé, il me semble aussi que, dans ces films, la jeune fille est davantage un levier dramatique qu’un véritable personnage. À travers elle, les différents personnages masculins se révèlent ou encore, contre elle, se brisent. Ce sont eux, les véritables sujets, à moins que ce ne soit l’effet de la jeune fille sur eux.

Chez toi aussi, le désir a fait son nid et il demeure l’un des moteurs fondamentaux, non seulement du Désert mauve, mais aussi d’une bonne part de ton œuvre. C’est ce vecteur qui t’a menée à Mélanie, mais, contrairement aux Miller et Berri, ta relation à elle est double : désir et identification se confondent et Mélanie gagne en profondeur. Les enjeux sont décalés, il se produit un décalage et les différentes incarnations du désir – que l’on retrouve également dans La petite Lili – changent (shift) complètement. C’est peut-être une question d’angle, mais plus certainement de posture. Entre tes lignes, la figure de la jeune fille prend une épaisseur nouvelle. Elle est son propre sujet et les enjeux du texte sont ses enjeux. Il s’agit de son désir et de son point de vue sur sa réalité.

Nicole, 26 avril 2016

La jeune fille. Il n’y a qu’une seule jeune fille dans Le désert mauve. Ce n’est pas Mélanie, mais sa cousine Grazie, avec laquelle Mélanie aimerait bien coucher. Ici, on peut évidemment se perdre en conjectures ou tenir un long discours sur le masculin-féminin en chacun de nous ou tel que promu par la société sous forme de rôles et de comportements, passifs/actifs. Toute « jeune fille » est ainsi nommée uniquement à cause du regard masculin, objet de désir et de mille autres circuits imaginaires qui font tantôt rajeunir, tantôt réfléchir sur la vie. Cela, tu le saisis bien. Pourquoi dire « une jeune fille » alors qu’il y a les mots « adolescente » ou « fille », dans tout ce que cela peut avoir d’ambigu mais aussi de dynamique comme une bande de filles ? Mélanie est Mélanie, au mieux une adolescente qui, comme tu le dis bien, « est son propre sujet et les enjeux du texte sont ses enjeux ». Elle pourrait aussi être une teenager au sens où James Dean en fut un.

Pour être une jeune fille – en fleurs ou pas –, il faut déjà être rangée du côté hétérosexuel de l’appellation. Je pense ici à Lolita de Nabokov, et encore (voir Va et nous venge de France Théoret, il faut que je fasse ma recherche)…

Simon, 13 avril 2016

Me voici donc en train de porter un regard sur la figure de la jeune fille depuis le côté hétérosexuel – straight – de l’appellation, et d’y ajouter quelques lignes. Pourquoi ? Pourquoi fascine-t-elle ? Peut-être parce que le temps de la jeune fille – ou de l’adolescente – en est un où les possibles débordent largement les déterminismes et que cette euphorie d’un horizon illimité – ininterrompu – est soutenue par une réserve quasi égale d’énergie, celle, bien entendu, de la jeunesse. Mais il y a plus. L’image de la jeune fille est depuis longtemps porteuse d’une fragilité paradoxale. La jeune fille possède une force qu’elle doit développer à cause, justement, de sa vulnérabilité. Le jeune homme est plus déstabilisé, moins assuré. Plus maladroit, aussi. La jeune fille se sait guettée, elle connaît ce poids immémorial (et injuste) du désir violent et de la fertilité.

Dans l’univers de Mélanie – qui est une fiction – le désir est orienté vers la matière brute, organique, sensible et vivante

ou alors vers des objets d’une telle simplicité qu’ils ne cessent jamais de fonctionner.

Le revolver.

Le revolver est toujours chargé.

 

Nicole, 30-31 mars 2016

Le revolver : du latin revolvere = révolution

Sans doute le revolver résume-t-il à lui seul le danger permanent. Celui que l’on porte en soi et celui qui nous entoure. Dans la boîte à gants de l’auto de Mélanie, il sert de protection. Entre les mains de l’homme long, il est une menace permanente. L’usage et le port d’armes aux États-Unis sont pour moi scandaleux. Moralement, mais aussi parce que cela heurte ma logique. Une arme, c’est dangereux pour toutes sortes de raisons. Une arme, c’est de la violence et de la mort en puissance. Comment des générations de poètes ont-elles pu s’approprier la phrase de Breton : « L’acte surréaliste le plus simple consiste, revolvers aux poings, à descendre dans la rue et à tirer au hasard, tant qu’on peut, dans la foule. » ? C’est sans doute qu’alors, la littérature et la vraie vie ne formaient pas le couple si étroitement lié d’aujourd’hui.

La boucle est bouclée : de la carrosserie scintillante de la Meteor au barillet miroitant du revolver. Deux symboles qui font partie de la virilité spectaculaire (sous forme de prothèse de séduction et d’intimidation) à situer autant dans le champ liberté-évasion-exploration que dans le champ de la destruction.

Simon, 13 avril 2016

Heureusement, ton personnage finit par m’échapper et vivre, même entre mes lignes. J’ai conscience cependant qu’il s’agit de ta Mélanie et qu’à force de la poursuivre de mon écriture, elle a fini par s’émanciper et réclamer la liberté qui lui revient. Même s’ils sont faits de fiction, les personnages finissent par acquérir une certaine autonomie. Ils ne sont jamais entièrement nôtres. Ils sont des assemblages.

Nicole, 26 avril 2016

Tu as bien raison, les personnages, même tissés de nos fantasmes, certitudes ou brèves narrations qui justifient tout, finissent par acquérir une certaine autonomie. Je pense ici à cet écrivain (dont j’oublie le nom) qui utilisait des personnages de fiction pour se faire la main, préférant les incorporer dans son imaginaire et son écriture plutôt que de choisir les êtres du réel qu’il côtoyait.

Le personnage : je ne pense jamais aux personnages de mes romans comme étant des personnages. Ils sont le fruit d’un désir, et de l’écriture en tant qu’écran de projection de soi mais aussi de tout un éventail de postures existentielles et de caractères allant de bon à mauvais, de généreux à mesquin, de stimulant à dangereux.

Nous savons que nous avons tous et toutes un problème de vision, car l’invisible travaille tout autant le présent de nos vies que le visible. C’est d’ailleurs la raison qui explique les formes de distorsion auxquelles nous soumettons le réel.

Simon, 12 novembre 2016

La nuit, c’est à nous qu’appartient de révéler la réalité par bribes et petits faisceaux simplement en y braquant la lumière.

La nuit fait basculer la réalité dans sa dimension variable, personnelle.

Le paysage découpé par les faisceaux des phares.

[cocon, abri, introspection]

La chambre révélée par la lumière conique d’un abat-jour.

L’espace ouvert sur l’intérieur de la nuit.

La nuit, le paysage est remplacé par une image. Une image projetée, mentale.